La construction du narcissisme chez l’enfant
Être parent c’est sans doute aider ses enfants
à construire, dans un premier temps, une estime d’eux-mêmes suffisante,
pour parvenir à accepter les limites du monde et le principe de réalité.
Certains parents, au narcissisme fragile, peuvent être en difficulté dans
l’aide à prodiguer à l’enfant dans ce long chemin.
L'enfant qui n’a pas confiance
en lui présente en général une atteinte de ce que l’on appelle le narcissisme,
c'est-à-dire une atteinte de l’estime de lui-même. La construction de
l’estime de soi est un processus complexe qui débute très tôt dans la
vie. Ses atteintes peuvent renvoyer à des psychopathologies de différents
types : dépression, pathologies centrées par un déficit de l’estime de
soi et pathologies limites de l’enfance. Il est évident aujourd’hui que
ce type de pathologie est en augmentation, sans doute du fait d’une culture
individualiste, ce qui laisse beaucoup de parents très isolés, sans référence
possible à des rites constructifs.
Par C. JOUSSELME, jim.fr le
15/01/2014
La
construction du narcissisme chez l’enfant
L’estime de soi se construit très progressivement et très précocement
chez le bébé. On peut appeler narcissisme « primaire
», les premières ébauches de l’estime de soi que le bébé met en
place. Cette construction se situe bien évidemment en lien étroit avec
les interactions parents bébé, que celles-ci soient lues à la lumière
des théories de l’attachement (A. Guedeney et N. Guedeney, 2006) ou dans
une optique plus psychanalytique (M. Klein, 1974). Dans le lien à son
bébé, et ce même avant la naissance, chaque parent transmet, quand il
va suffisamment bien, du positif, une sorte de vécu qui signifierait pour
le bébé « d’être celui qu’on attendait ». Ainsi, se forme dans la psyché
de l’enfant ce qu’on pourrait métaphoriser comme un puits rempli d’eau
claire et généreuse. Plus tard, quand il traverse des événements de vie
plus ou moins difficiles, il peut puiser dans cette réserve d’eau pour
passer les mauvais caps, et ce, même à l’âge adulte.
Il s’agit ici d’une sorte de colonne vertébrale de l’individu et non
d’un « soi grandiose ».
Bien évidemment, cette estime de soi construite pas-à-pas et entretenue
dans les interactions parents-enfant, n’est pas celle que l’on envisage
généralement comme négative. Il s’agit ici d’une sorte de colonne vertébrale
de l’individu, et non d’un « soi grandiose » (H. Kohut, 1974), qui le
renvoie à une psychopathologie de différent type. Nous n’évoquerons pas
dans cet article les pervers narcissiques, ces personnages qui pour alimenter
leur narcissisme défaillant tel un tonneau des Danaïdes, vampirisent autour
d’eux les autres pour se nourrir de leur propre narcissisme. Comme le
disait Paul-Louis Racamier, le mieux, lorsque l’on rencontre un individu
de ce type, est de « fuir » ! En effet, ces personnes, qui ne sont repérables
qu’à l’âge adulte, sont véritablement dangereuses pour leur entourage.
Nous nous attacherons ici à explorer ce qui se passe quand un enfant construit
de façon bancale son estime primaire de lui. Deux types de problématiques
peuvent exister : la mise en place de pathologies dépressives et celle
d’une construction pathologique de la personnalité, type personnalité
narcissique ou pathologie limite.
Psychopathologies
du déficit de l’estime de soi chez l’enfant
Dépression
Chez l’enfant, la plupart des dépressions sont réactionnelles. Sans parler
des dépressions du bébé qui peuvent mettre en danger les assises primaires
de l’estime de soi, et qui sont généralement intimement liées à une pathologie
maternelle dépressive du postpartum. Beaucoup d’enfants qui ont une mauvaise
image d’eux se construisent en fait un « soi fragile ». Les uns ne trouvent
pas leur place dans les conflits parentaux, d’autres sont « absorbés »
dans la dépression d’un des parents, enfin, certains collent à la pathologie
du narcissisme de leurs parents, que celle-ci soit en lien avec une personnalité
borderline ou qu’elle ressorte d’autres catégories diagnostiques.
Dans ce cadre, les psychoses paranoïaques parentales peuvent faire beaucoup
de dégâts, laminant le narcissisme naissant de l’enfant et le laissant
dans une problématique qui peut être celle de l’organisation dépressive
de sa personnalité. S’il ne mettent pas en place des pathologies comportementales,
ces enfants qui semblent toujours ne pas être à l’image de ce que leurs
parents voudraient qu’ils soient, s’installent dans des vécus extrêmement
douloureux d’eux-mêmes, qui peuvent les amener à des passages à l’acte
parfois graves.
Les constructions pathologiques de la personnalité à type de personnalité narcissique ou pathologie limite
Beaucoup d’enfants sont aujourd’hui présentés comme agités, opposants, voire installés dans des troubles de conduite faisant appel à une « amoralité ». Pour beaucoup, ces enfants s’organisent en fait autour de problématiques centrées par des angoisses de séparation ou d’abandon, liées à la non-élaboration de la position dépressive (M. Klein, 1974). C’est un peu comme s’ils restaient coincés dans leur ambivalence très problématique vis-à-vis de leurs parents pour deux types de raisons :
soit parce que ces parents sont eux-mêmes très fragiles, incapables de gérer l’autonomisation de leurs enfants sans se sentir abandonner, et ils resserrent sans cesse les liens en ne pouvant supporter la moindre attaque sur un mode autre que dépressif ;
soit, au contraire, parce qu’ils sont très défaillants, présents psychiquement par « intermittence », voire vraiment absents.
Dans les deux cas, les enfants ne peuvent s’autoriser à penser que leurs parents sont imparfaits, de crainte de les abandonner – ou que ceux-ci les abandonnent encore davantage –, de les mettre en danger, ou pire de les endommager à tel point qu’ils pourraient disparaître. Plongés alors dans un vide intersidéral, ils organisent des manifestations comportementales qui visent en quelque sorte à réanimer les parents pour bien sentir qu’ils sont vivants. Parfois, face à la défaillance de l’étayage parental, ils peuvent présenter des pathologies d’explosion, de destructivité intense, à la fois d’eux-mêmes, de leur potentiel cognitif par exemple, et aussi des autres, ainsi que des liens familiaux.
Les symptômes sont généralement assez polymorphes, avec des moments dépressifs, mais souvent une grande intolérance à la frustration, une instabilité des relations aux autres, un besoin d’omnipotence et d’emprise vis-à-vis des autres pour exister, avec des défenses surtout centrées sur le clivage (impossibilité de faire le lien entre des événements qui pourraient entraîner un conflit intrapsychique) ou le déni (même phénomène avec oubli ou irreprésentabilité).
Il faut noter que ces pathologies qui s’organisent en trois ou quatre années, peuvent tout à fait évoluer positivement, à condition que l’on mette en place précocement des traitements assez élaborés et adaptés pour que l’enfant et la famille y adhèrent.
En effet, la psychothérapie classique est souvent inadaptée, ces enfants étant beaucoup trop vulnérables à la crainte de la perte de l’objet et à la proximité relationnelle qui la ravive. Par ailleurs, la mise en place d’un « faux self » (personnalité « caméléon » qui n’a pas d’identité propre mais se colle aux désirs des autres pour exister) peut aussi compliquer grandement l’élaboration de la relation thérapeutique. Les risques évolutifs sont sérieux, puisque ces enfants peuvent entrer dans des pathologies du narcissisme qui organisent secondairement leur personnalité et se fige après l’adolescence.
Les risques évolutifs sont sérieux.
L’abord est alors forcément pluridimensionnel, avec la mise en place d’outils psychothérapeutiques souvent médiatisés (abord corporel, psychodrame, « ateliers » de différents types). Il faut également proposer des aménagements pédagogiques tenant compte des difficultés cognitives, notamment au niveau des processus de symbolisation. Le cercle vicieux échec scolaire/renforcement de la baisse de l’estime de soi est à bien repérer. Très souvent, des prises en charge éducatives sont aussi à mettre en place pour permettre une meilleure socialisation, une meilleure intégration aux groupes, ceci en lien avec les parents qui, généralement, ont beaucoup de mal à poser des limites : cadre contenant une mesure d’accompagnement éducatif, un passage en internat, scolaire ou non, etc. La mise en place de traitement médicamenteux n’est pas du tout systématique.
Aspect culturel
Les pathologies narcissiques chez l’enfant semblent augmenter aujourd’hui et cela n’est pas très étonnant (C. Jousselme, P. Delahaie, 2012). Nous vivons dans une société du narcissisme, qui a éliminé de son répertoire quasiment tous les rites structurants, les repères qui pouvaient aider certaines familles en difficulté à tenir un certain cap. Le mythe de la précocité de l’enfant, et de sa perfection, les attentes parentales démesurées vis-à-vis notamment de son autonomisation, entraînent très souvent une difficulté à appréhender l’enfant du réel. « Tenir la route » dans l’éducation des enfants d’aujourd’hui est particulièrement compliqué justement dans le domaine du narcissisme. En effet, pour avancer, les parents doivent à la fois donner au jeune enfant l’impression qu’il est exactement comme ils l’avaient souhaité, mais ils doivent aussi rapidement l’encourager à passer du principe de plaisir au principe de réalité, en l’aidant à sortir de la toute puissance infantile. Aujourd’hui, la société de consommation donne à voir, notamment dans ses messages publicitaires, des images caricaturales très déroutantes pour bien des parents. Par exemple, au moment de Noël, une publicité nous montre un enfant de 8 ou 9 ans, souriant, les bras remplis de cadeaux. Sa mère affiche un sourire satisfait et nous dit : « Cette année, il n’aura pas besoin d’écrire une lettre de réclamation au Père Noël ». Pour cet enfant et pour cette mère, la magie de Noël semble bien loin… et le recours au principe de réalité, ainsi qu’à la possibilité d’une frustration constructrice sont évacuées, ce qui est bien dangereux.
L’être et l’avoir
En effet, dans bien des messages publicitaires, « l’avoir » est largement supérieur à « l’être ». L’enfant n’est alors pas poussé à entrer dans des processus d’identification (avoir accès à la profondeur du fonctionnement d’un autre pour avoir envie de vivre à sa façon certains de ses aspects), mais est davantage entraîné vers des mécanismes d’imitation, beaucoup moins élaborés et aussi moins riches, qui font appel à la surface de ce qui est montré (par exemple, le besoin de posséder les mêmes objets que l’autre pour lui ressembler en surface).
L’enfant par ailleurs, certains de ces messages rendent les parents encore plus confus car ils semblent balayer les repères d’âge : ainsi, pas de différence entre un bébé de quelques jours, un bébé de 6 mois et un jeune enfant de 18 mois. Pourtant, si tout bébé, pour construire l’estime de soi, a besoin d’être au départ et de se vivre comme un maître du monde, « sa majesté le bébé » disait Freud, il a besoin ensuite que ses parents puissent lui poser des limites. Après une période de « sollicitude maternelle » ou paternelle « primaire » (D. Winnicott, 1969), au cours de laquelle le bébé a l’impression de créer lui-même le monde, tellement ses parents anticipent ses besoins et s’y adaptent, il doit avoir accès à la frustration et la supporter. Ses parents doivent alors devenir progressivement « suffisamment bons », pour lui donner accès au principe de réalité, en s’adaptant à ses capacités naissantes, en cherchant à le comprendre tout en contenant ses débordements. Ils lui transmettent des limites de façon cohérente, fiables et continues. Le bébé, devenu petit enfant, peut alors progressivement anticiper ces limites et, de façon plus générale, le fonctionnement de ses parents et celui du monde pour s’y adapter.
Très tôt, certains parents n’ont pas assez confiance en eux – et notre culture ne les y aide pas – pour apprendre à reconnaître ce que leur bébé ne peut pas leur expliquer clairement (il n’a pas encore accès au langage). Ils sont alors en échec pour lui proposer des hypothèses concernant certaines de ses manifestations de détresse qui les déroutent complètement (échec de la fonction alpha, selon W.R. Bion, 1979). Ces bébés restent alors en proie à des angoisses internes sans nom, face à des parents totalement désarçonnés, incapables de mettre en place une sollicitude efficace. Ces derniers peuvent même secondairement vivre leur bébé comme persécutant, puisqu’il ne leur renvoie pas l’image d’un bébé gratifiant, calmé et consolé par eux. Un cercle vicieux très négatif peut alors s’installer, centré par une dépendance négative entre les parents et l’enfant, chacun étant toujours insatisfait de l’autre. L’accès à l’aire transitionnelle, cet espace où le jeu de l’enfant se construit pas-à-pas, devient alors problématique, puisque tout mouvement vers un extérieur, quel qu’il soit, est vécu par les uns et les autres comme une rupture de contact. Dans ces cas, renforcés grandement par notre culture, les enfants peuvent organiser une estime d’eux-mêmes très fragile, ne tenant qu’à « l’avoir » et non à un sentiment sécure d’eux-mêmes, renforcés par des mécanismes d’identification au travail dans le jeux de rôle (jouer au papa et à la maman, etc.). Car le jeu permet de construire confortablement les préapprentissages, l’enfant accédant d’abord à la capacité à être seul en présence de ses parents et, dans un deuxième temps, à un sentiment continue d’exister en leur absence, ce qui lui permet de s’autonomiser vraiment (D. Winnicott, 1969).
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